[#1] Big Brother cares (too much) about you

La rhétorique marxiste puis les sciences sociales emmenées par Bourdieu ont profondément marqué les esprits en France, en particulier en intimant à l’Etat de faire primer les droits réels sur les droits formels. En effet, les moyens importants mobilisés par l’Etat social (éducation, protection sociale,…) sont jugés insuffisants ou inopérants au regard des résultats qui ont été assignés à l’Etat, au premier rang desquels figure le sacro-saint principe d’égalité. De nombreuses études sociologiques indiquent que la reproduction sociale et l’inégalité entre les sexes demeurent. Il faut donc aller plus vite et plus fort, à travers des obligations de résultats qui peuvent prendre des formes diverses et qui se sont multipliées au cours des dernières années, qu’il s’agisse de mesures de discriminations positives ou de droits opposables.

Petit à petit, Big Brother se met en place: non pas l’Etat policier surveillant les faits et gestes des citoyens décrit par George Orwell, mais un Etat «grand frère» en charge de réparer et de compenser tous les hasards de la vie. Une telle évolution n’est pas sans interpeller les esprits libéraux, qui y voient classiquement le chemin de la déresponsabilisation individuelle, mais elle doit également être remise en question en raison des nouvelles injustices et des atteintes aux libertés individuelles qu’elle peut générer.

On ne répare pas une injustice en en créant une autre

Si la France ne s’est pour l’instant pas engagée sur la voie de la discrimination positive en faveur de minorités ethniques, elle dispose, depuis le gouvernement de Lionel Jospin, d’une législation particulièrement forte en matière de parité entre les hommes et les femmes dans la vie politique. C’est donc ce cas particulier qui sera étudié ici. L’enchaînement logique qui mène à cette loi vaut pour toutes les autres mesures de discrimination positive et mérite donc d’être analysé en détail.

Tout part de la définition d’un groupe au sein de la société (ici, les femmes) et de l’observation d’une corrélation entre l’appartenance à ce groupe et une caractéristique sociale particulière (ici, la sous-représentation au sein de la classe politique). Tous les individus étant supposés de compétences égales, cette corrélation est interprétée comme une injustice résultant d’une discrimination directe ou indirecte, sans que le «mécanisme discriminatoire» ne soit réellement précisé. Pour corriger cette discrimination et faire disparaître la corrélation observée, l’Etat accorde un avantage aux membres du groupe ou pénalise ceux qui n’y appartiennent pas.

Pris de manière globale, ce raisonnement semble imparable. Mais les choses se compliquent quand on descend au niveau individuel, la loi sur la parité pouvant conduire les partis à ajouter de nouvelles injustices et à satisfaire quelques opportunismes.

On objectera que tels cas particuliers ne sont pas représentatifs et que ce qui compte est de regarder ce qui se passe en moyenne. C’est oublier que le propre d’une injustice est d’être individuelle: un groupe discriminé est une abstraction, ce sont toujours des individus particuliers qui sont en cause. L’injustice subie par un individu n’est ainsi en rien compensée par la bonne fortune faite à un autre.

On peut ainsi tout à fait envisager que la disparition d’une injustice statistique (faire qu’il y ait autant d’hommes que de femmes en politique) se traduise par une augmentation du nombre d’individus victimes d’injustice.

Pour le montrer dans le cas d’espèce, il suffit de changer le périmètre du groupe observé: plutôt que de séparer entre hommes et femmes, on peut diviser la société en quatre: jeunes hommes, jeunes femmes, hommes âgés et femmes âgées. En partant des hypothèses, assez réalistes, que ce sont des hommes âgés qui occupent la plupart des postes en politique et qu’il est difficile pour un parti politique de ne pas investir un candidat sortant, on arrive au résultat schématique suivant: des hommes âgés sont investis dans les circonscriptions où ils sont sortants et des femmes (jeunes ou âgées) sont investies partout où il n’y a pas de sortant.

De fait, on arrive à une situation de discrimination quasi-totale du groupe des jeunes hommes sans que la loi ne contraigne en aucune manière les partis à remettre en cause le «privilège» dont bénéficie le groupe des hommes âgés. Les jeunes hommes payent ainsi les avantages indus de leurs aînés, comme si existait entre eux une solidarité implicite et totale.

Ce cas illustre bien la précipitation avec laquelle le politique entend «corriger» la société, puisqu’il ne fait pas de différence entre une inégalité de stock (qui demande nécessairement du temps pour être résorbée) et une inégalité dans le flux entrant, contre laquelle il serait certainement plus légitime d’intervenir. Il montre par ailleurs la subjectivité assez importante qui peut intervenir dans la définition du groupe étudié et dans la qualification de la corrélation observée en discrimination.

Même si elle est injuste et constitue un dangereux précédent, la loi sur la parité ne met cependant pas à mal la cohésion nationale car les femmes ne constituent pas une minorité mais la moitié de la population. Tel ne serait pas le cas si notre pays s’aventurait sur la voie hasardeuse de la discrimination positive sur des critères ethniques: de telles mesures ne manqueraient pas de nourrir les tensions et les antagonismes au sein de la société.

L’obligation de résultat est un concept politique simpliste

Il ne s’agit pas pour autant de se résigner aux inégalités sociales et aux injustices. Si discrimination il y a, elle doit être précisément analysée et décortiquée afin de l’amenuiser et le cas échéant de la faire disparaître.

Bien entendu, un tel travail prend plus de temps, il suppose une compréhension du fonctionnement de la société bien plus important. Pour reprendre l’exemple de la cause féminine, des avancées ont été faites ces dernières années pour que les grossesses ne soient plus vécues comme des obstacles au déroulement de carrière pour les femmes, même si le travail est loin d’être achevé.

Plus que l’injonction de l’Etat, c’est la mobilisation de toute la société qui est réclamée pour faire cesser les discriminations indirectes. Sur le modèle des comités de rémunération des entreprises cotées, on pourrait par exemple rendre plus transparent l’exercice des investitures au sein des partis, afin de faire reculer les discriminations envers les femmes, les jeunes ou les minorités ethniques.

On le voit, le travail est immense et complexe pour détricoter des discriminations qui se sont bien souvent tissées au fil des décennies. La logique de l’obligation de résultat, propre aux discriminations positives, est de refuser ce travail méticuleux de détricotage pour préférer une option plus rapide et plus radicale qui consiste à déchirer le tricot. On peut qualifier une telle approche de simpliste car elle ne se préoccupe pas de la complexité de la société: elle remplace la compréhension fine d’un système par la simple observation d’une corrélation statistique.

La multiplication des droits opposables est une manifestation encore plus éclairante de ce simplisme. Il est alors le symptôme de l’incurie et de la paresse de la classe politique: plutôt que de résoudre un problème, on se contente de proclamer haut et fort qu’il faut le résoudre! Le passage de l’obligation de moyens à l’obligation de résultats correspond ainsi bien souvent au basculement de l’action vers le bavardage.

Il est d’ailleurs étonnant de constater que les forces politiques qui sont les plus enclines à dénoncer les contraintes trop fortes et trop rapides que nous faisons peser sur un environnement dont les capacités d’adaptation sont limitées, sont les plus promptes à refuser de prendre en compte la capacité d’adaptation de la société, qui ne saurait être instantanée ni illimitée. Défense de la complexité dans un cas, promotion du simplisme dans l’autre.

L’Etat n’est pas l’organe directeur de la société

Ce simplisme d’inspiration démocratique risque de mettre à mal les libertés individuelles. Car derrière ce concept d’obligation de résultats, on trouve l’idée que l’Etat est l’organe directeur (pour ne pas dire redresseur) de la société.

Il ne s’agit pas de remettre ici en cause le passage d’un Etat régalien, en charge de la sécurité, de la justice et de la levée de l’impôt, à un Etat social qui se préoccupe d’éducation, de redistribution ou de protection sociale. Cette évolution est consubstantielle au développement d’une société industrielle complexe où les externalités sont de plus en plus nombreuses.

Mais elle ne saurait conduire à un Etat Big Brother, impatient, en charge de tout et de tous, qui sacrifie les trajectoires individuelles à des moyennes statistiques. Les Français ne sont pas des fourmis qui devraient taire leurs particularités et leurs ambitions au seul profit de l’intérêt supérieur de la colonie.

C’est cette défense des libertés et des parcours personnels, qui n’a rien à voir avec l’ultralibéralisme et l’individualisme décriés par la gauche, qui doit constituer le socle du projet de société porté par la droite.

Vincent Le Biez

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