Entretien avec Françoise Grossetête, députée européenne: « L’Union européenne est une Europe unie, pas une Europe uniforme »

Interview de Françoise Grossetête, Député européen pour la Grande région Sud-Est

Groupe PPE, membre de la Commission de l’Environnement, de la Santé Publique et de la Sécurité alimentaire, vice-présidente du groupe de travail Économie et Environnement du PPE,  Conseillère politique de l’UMP

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1.      Un sondage Haris Interactive paru jeudi 8 mai montre une poussée de la liste Front National qui arriverait en tête à 22% devant les listes UMP (21%) et PS (17%). Plus globalement on note une progression très forte des partis d’extrême droite ou eurosceptiques en Europe, mouvements qu’il ne faut pas confondre tant dans leur contenu que dans leurs objectifs mais qui ont en commun de manifester une défiance voire une hostilité envers l’Union européenne si ce n’est le projet européen. Comment expliquez-vous l’attraction qu’exercent les mouvements eurosceptiques ? Et plus généralement comment expliquez-vous une forme de défiance envers l’Union européenne ?

L’Europe et la France vivent une crise depuis 2008. Une crise économique et sociale s’accompagne forcément, chez les peuples, d’un mouvement de défiance, de doute, d’interrogation. Une crise intellectuelle et philosophique est corrélée à la crise sociale et économique. Les citoyens se tournent, dès lors, vers un discours populiste et de repli sur soi. Or, les responsables politiques de ces mouvements d’extrême droite ou eurosceptiques n’apportent aucune solution. Ils font de l’Union européenne un bouc émissaire, prétendument cause de tous les maux. Ces mouvements, bien que différents, ont en commun de tenir un discours irréaliste qui n’apporte aucune solution.

Les partis d’extrême droite en particulier se servent de l’inquiétude des peuples pour les amplifier, les développer à des seules fins électoralistes. Il est aisé pour Marine Lepen d’apporter des réponses simples et de faire des promesses simplistes, telles que la sortie de l’Europe et la sortie de l’euro, mais si ces propositions se matérialisaient, il en résulterait une catastrophe pour la France et pour l’ensemble de l’Europe.

 2.      Mais n’existe-t-il pas cependant une responsabilité de l’Union européenne ? N’existe-t-il pas un déficit démocratique au sein de l’Union européenne ?

Oui il ne faut pas voiler les responsabilités de l’Union européenne ainsi que ses défauts, particulièrement en matière de démocratie. Le déficit démocratique existe. La Commission européenne en est le meilleur exemple. Mais prenons garde à la tentation du bouc émissaire. L’Union européenne fait bien souvent office de coupable idéal pour des responsables politiques nationaux qui n’évoquent jamais la valeur de l’Europe, ses bienfaits et ses apports.

J’aimerais par ailleurs faire une observation. Selon les enquêtes les Français critiquent l’Union européenne mais restent profondément attachés à l’idée européenne. Loin de manifester une défiance à l’égard de l’essence du projet européen, leurs critiques et leurs doutes sont plutôt le signe de leur désir d’Europe : ils sont déçus par le développement actuel de l’Union européenne.

3.      Autrement dit différencions le projet européen, son idéal, de la construction institutionnelle et politique actuelle de l’Union européenne ?

Oui effectivement. L’enquête que j’évoquais le montre, les réunions et meetings avec les citoyens de ma circonscription en témoignent également. Lorsque je discute avec mes administrés je constate leur soutien au projet européen … et leurs critiques et leurs doutes sur la configuration politique de l’Union européenne. Les Français ont conscience que sans l’Europe, la France, dans la mondialisation, sera isolée, incapable d’agir et de défendre ses intérêts. L’intérêt de la France se trouve dans une Union européenne solide et forte.

4.      Les élus européens ont vu leur pouvoir être renforcé depuis le Traité de Lisbonne. Mais la Commission européenne dispose du véritable pouvoir de souveraineté en accumulant les prérogatives législatives et exécutives. Or la Commission n’est pas élue par les citoyens européens. N’est-ce pas un des vices fondamentaux de la construction européenne ?

Effectivement la Commission européenne a le pouvoir de l’initiative législative comme un gouvernement national qui présente un projet de loi. Le Parlement européen ne dispose pas de l’initiative. Mais les Députés européens ont la possibilité de contourner ces obstacles institutionnels. Un Député européen, sérieux, engagé au Parlement et sur le terrain, peut convaincre la Commission soit de modifier ses Directives soit d’adopter une Directive.

Rappelons également que le Conseil des Ministres symbolise, à côté du Parlement européen et de la Commission européenne, un Sénat, selon un fonctionnement qui rappelle quelque peu le système bicamériste. Or, les Ministres, dont la nomination reflète la volonté démocratique des peuples, disposent d’un pouvoir de vote et de blocage. Ce sont nos ministres qui votent également les textes.

5.      Votre rôle en tant que Député vous semble-t-il suffisamment important ? Est-il possible pour les Députés européens de mener une action politique efficiente, indépendante de la Commission ?

Oui, oui avec fermeté.

Je suis Député européen depuis 20 ans et j’ai constaté au cours de ces années qu’un Député européen pèse véritablement sur les décisions. Même un « simple » Député européen, ce qui est mon cas depuis 5 ans, possède un pouvoir réel s’il sait l’utiliser. Je vous donnerai deux exemples pour illustrer mon propos.

Vous vous rappelez sans doute de la Directive dite « Bolkestein » sur les services en Europe. Cette Directive, si contestée, était effectivement une très mauvaise proposition de la part de la Commission. Or, les Députés européens, par le dépôt de milliers d’amendements, ont entièrement réécrit la Directive pour en faire une loi intéressante et utile.

J’ai par ailleurs été rapporteur en deuxième lecture sur la Directive concernant les soins transfrontaliers qui donne la possibilité à tous citoyens européens d’avoir des soins de santé programmés. Elle autorise les citoyens européens à choisir leur pays d’hospitalisation sous certaines conditions énoncées par la directive. Ceci est particulièrement utile pour les transfrontaliers. Mais cette directive rencontrait l’hostilité, au Conseil des Ministres, de la plupart des pays – 25 sur 27. Or j’ai réussi à faire voter cette Directive en obtenant tout d’abord l’accord du Parlement. J’ai dû convaincre mes collègues parlementaires non seulement au sein de mon parti, le PPE, mais également au sein des autres partis. Peu à peu j’ai gagné leur confiance et fait adopter, par le Parlement, la Directive en deuxième lecture. Ensuite, dans un second temps, grâce au soutien du Parlement, je suis parvenue à imposer cette Directive au Conseil des Ministres qui l’a adoptée. Cet exemple démontre qu’un Député européen qui s’investit pleinement possède un vrai pouvoir de décision. Être Député européen c’est être au cœur de l’action politique.

Le Parlement européen forme un vrai Parlement, avec un travail de fond quotidien, des batailles législatives. Les Députés européens agissent et exercent le pouvoir que leur ont délégué les citoyens européens.

6.      Selon le principe de subsidiarité toute politique qui ne peut être menée à un niveau de souveraineté doit l’être à un autre niveau, supérieur. Dans un monde globalisé l’Union européenne a le devoir d’investir certains domaines afin d’impulser une politique commune en matière de politique économique, de politique migratoire, de politique étrangère. À ces différents niveaux, l’action de l’Union européenne vous paraît-elle suffisante ?

Je distinguerai deux grandes catégories de domaines : ceux où l’Europe n’intervient pas assez et ceux où l’Europe ne devrait pas intervenir.

Dans les domaines où l’on manque d’Europe : la politique migratoire, industrielle, économique, énergétique, numérique, de défense. Prenons plus en détail la politique migratoire, énergétique et de défense.

Comment espérer que les nations à elles seules puissent limiter et réguler l’immigration ? La volonté légitime des peuples de contrôler leur immigration butte sur une réalité mondialisée. À ce niveau, l’Europe a une responsabilité et doit intervenir par la promotion d’une politique migratoire commune.

Dans l’énergie, on constate, avec la crise ukrainienne par exemple, l’importance de réaliser une politique européenne énergétique, sans évoquer les crises futures de l’énergie avec le réchauffement climatique et la raréfaction du pétrole. Bien entendu les États resteraient souverains, seuls décisionnaires quant au choix de leur énergie mais il faut une politique commune en matière d’énergie afin de faire face aux défis qui nous attendent.

Concernant la défense et la politique étrangère. Comment peser sans défense commune dans les grandes crises internationales ? L’Union européenne est par exemple affaiblie dans la crise ukrainienne.

À l’opposé certains sujets devraient rester de l’ordre des politiques nationales. Je pense en particulier aux projets sociétaux. Sous prétexte d’harmonisation, certains Députés européens proposent des textes d’initiatives dans le domaine sociétal qui portent atteinte aux droits individuels. L’Union européenne ne doit pas se positionner sur les questions de famille et sur les questions sociétales. Je note que la gauche s’investit beaucoup sur ces sujets. Or certains textes sont extrêmement graves et horrifieraient nos concitoyens. D’où l’importance des Députés européens, et de ces élections, afin de ne pas élire des représentants irresponsables sur ces questions.

La souveraineté de chaque État membre doit être respectée. L’Union européenne est une Europe unie pas une Europe uniforme. L’Union européenne ne doit pas imposer des valeurs à l’ensemble des nations européennes et ne doit pas homogénéiser les sociétés européennes aux contextes historiques et culturels différents.

Mais l’Union européenne peut défendre cependant la civilisation européenne en luttant contre la barbarie, en promouvant les Droits de l’homme. Au lieu de privilégier les sujets clivant au niveau européen choisissons les valeurs qui nous rassemblent, en tant qu’européens.

7.      Profitons de votre réponse pour faire une parenthèse sur les politiques économiques, énergétiques… de l’Union afin d’évoquer un sujet très polémique : l’identité de l’Union européenne. L’Union européenne a-t-elle une identité ? Et quelle serait cette identité : politique ou culturelle ? Par ailleurs, doit-on inscrire au cœur du projet européen les racines grecques et judéo-chrétiennes de l’Europe ? Ou l’Union européenne se distingue-t-elle par son universalisme ?

Question difficile. J’ai vaguement répondu en parlant de civilisation européenne : civilisation de la paix, du pardon, de la démocratie. Valeurs qui doivent être des valeurs universelles mais qui ont des racines judéo-chrétiennes. Au sein du groupe PPE, lors du traité constitutionnel, nous avions eu beaucoup de discussions sur ces sujets, car la France, pays laïque, refusait l’inscription des valeurs judéo-chrétiennes au Traité Constitutionnel. Et il faut effectivement faire très attention car l’Europe est composée d’une pluralité de religions qu’il faut respecter. Plutôt que de parler d’identité européenne je préfère le concept de civilisation européenne. Et dans les valeurs de la civilisation européenne, je souhaite insister sur l’idéal de paix. Les évènements en Ukraine montrent à quel point la paix est fragile. La paix n’est jamais acquise. L’Union européenne aide à maintenir la paix entre les nations membres.

8.      Pour revenir maintenant sur les sujets économiques, pensez-vous que l’Union européenne peut et doit protéger son marché et pratiquer une forme de protectionnisme ?

Vouloir protéger ses entreprises est-ce du protectionnisme ? Soit on met des barrières dans l’ensemble des pays, ce qui constitue une régression, soit on met en place des systèmes qui, sans porter atteinte à la liberté de commerce, permettent de mieux protéger notre industrie. Je citerai une proposition faite par Nicolas Sarkozy.

Nous imposons des normes et des contraintes environnementales, sociales, sanitaires aux produits fabriqués dans l’espace européen. Or pourquoi imposer des règles à nos entreprises et pas aux entreprises étrangères ? Nicolas Sarkozy avait donc proposé que les produits étrangers qui ne respectaient pas les normes européennes soient taxés. Il ne s’agit pas de nuire à la concurrence mais au contraire de créer une vraie concurrence, une concurrence équilibrée.

9.  Rétrospectivement l’euro fut-il une idée judicieuse ?

Tout d’abord, répétons-le : l’euro nous a protégés.

Ensuite, on critique souvent un euro fort mais dans cette période de crise, un euro fort est un moindre mal. Et par ailleurs, c’est le signe que l’euro devient une monnaie de réserve.

Enfin, plutôt que de prendre l’euro comme bouc émissaire il faut analyser et comprendre les défauts du système français, par exemple dans la politique industrielle.

Si nous sortons de l’euro, nous nous retrouvons avec le franc et donc une dévaluation d’au moins 20% de nos salaires, de nos retraites, de nos petites épargnes. La chute s’aggraverait. Les taux d’intérêts se mettraient à augmenter car les marchés n’auraient pas confiance dans le franc.

10.  Le référendum en Suisse a montré la volonté du peuple suisse de mieux contrôler son immigration. Cette volonté paraît perceptible chez les peuples européens. Quel doit être le rôle de l’Union européenne à ce niveau ?

Alors que l’immigration s’est intensifiée, l’Union européenne n’a jamais vraiment défini la politique qu’elle voulait conduire dans ce domaine. Cette vision de l’immigration, qui échappe à tout contrôle politique n’est aujourd’hui ni comprise, ni acceptée par les citoyens européens.

N’ayons pas peur de le dire, l’Europe a échoué en la matière et doit de toute urgence reprendre la main, car sinon, la Suisse ne sera pas un cas isolé.

L’Union européenne doit s’engager sans plus attendre dans la voie de l’immigration choisie en agissant de manière coordonnée entre pays signataires de l’espace Schengen. Les quotas d’immigration, définis en fonction des besoins en main d’œuvre sont d’ailleurs en place dans des pays comme le Canada, l’Australie ou les États-Unis. Il faut s’en inspirer car sinon la politique d’immigration du “chacun pour soi” sera destructrice. Nous avons besoin de définir ensemble les mêmes règles sur les conditions d’entrée, de séjour, de circulation et de ressortissants des pays tiers. Alors, nous passerons de 28 régimes d’immigration subie à un régime commun d’immigration choisie. Cette politique assumée nous permettra dans le même temps de mieux lutter contre l’immigration illégale et les filières mafieuses qui prospèrent sur la misère humaine. Des drames comme celui de Lampedusa ne devraient pas se  reproduire aux portes de l’Europe.

11.  La crise ukrainienne démontre une fois encore l’absence de politique étrangère au niveau de l’Union européenne et surtout le manque de force, d’autorité de l’Union européenne, et des pays européens, dans les grandes crises internationales. Comment parvenir à constituer une politique étrangère européenne et à donner plus d’autorité à l’Union européenne sur les questions de défense et de politique internationale ?

Vous avez raison de le souligner, la crise en Ukraine est symptomatique de la faiblesse de l’Europe sur le terrain de la politique étrangère. L’Union européenne doit absolument afficher un front uni et parler d’une même voix si elle veut être entendue et respectée sur la scène internationale.

Pour cela, nous avons besoin d’une politique commune de défense, qui seule permettra à l’Europe de s’affirmer comme une véritable puissance diplomatique. Nous n’aurons pas de politique étrangère au niveau européen sans une vraie politique de défense ! La voix de l’Europe dans le monde ne peut être crédible que si nous sommes capables de déployer des forces pour tenir nos engagements et défendre nos valeurs.

Les États membres étant rétifs à s’engager sur une voie commune, il faut construire la politique de défense graduellement, en encourageant les coopérations renforcées entre les États les plus volontaristes et en développant une base industrielle et technologique de défense solide et compétitive.

L’Europe de la défense reste ainsi à bâtir. Loin de la passivité dont François Hollande a fait preuve face à la crise ukrainienne, la France doit montrer l’exemple et s’affirmer comme un chef de file  en la matière sur la scène européenne.

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