Europe: “Le peuple oublié …” par André Renault

Le peuple oublié …

La construction européenne est l’un des projets politiques les plus ambitieux auquel la France, qui en a été l’initiatrice avec l’Allemagne, a eu à participer au cours des dernières décennies. Force est de constater cependant qu’aux yeux de nombre de nos compatriotes l’Europe d’aujourd’hui ne répond pas ou répond mal à leur attente et donc à cette ambition. Les raisons en sont multiples mais se ramènent pour l’essentiel à un dénominateur commun : la construction européenne a pour une grande part échappé au peuple. Il n’en a pas pleinement maîtrisé – c’est un euphémisme – les principes, les règles, les moyens, le périmètre, et en ressent pour l’essentiel les contraintes plus que les avantages. Par quel miracle adhèrerait-il à une construction qui lui paraît aujourd’hui artificielle, éloignée de ses intérêts, voire hostile ?

Certes, l’Europe ne s’est pas faite toute seule. Elle est le résultat d’accords entre des Etats démocratiques qui tiennent leurs pouvoirs des peuples. Brille-t-elle pour autant par ses principes démocratiques ? Est-elle le fruit, dans sa composition, ses institutions, son fonctionnement, de la volonté des peuples qui la composent et du peuple français en particulier ? Difficile à soutenir…

Certains observateurs, par un raccourci quelque peu rapide, affirmeront qu’elle s’appuie sur un fonctionnement démocratique. La preuve en est que les Européens votent pour désigner leurs représentants au Parlement, dont les pouvoirs ont par ailleurs été renforcés, et que le président de la Commission doit désormais être nommé à la lumière de la majorité qui se dégagera de ces élections. Il s’agit donc bien d’une démocratie représentative ! Voire participative puisque le traité de Lisbonne donne sa place à l’initiative citoyenne. Que veut donc le peuple ? Ou plutôt les peuples dans la mesure où il est prématuré de parler d’un peuple européen eu égard à la diversité des cultures, des modes de pensée, des parcours historiques récents de nombres de pays qui la composent. L’Union européenne est une Europe mosaïque.

Si elle comporte des éléments formels de démocratie, ceux-ci n’en sont pas moins limités. Certes, le président de la Commission est proposé par les chefs d’Etat et de gouvernement en tenant compte des élections au Parlement européen, appelé à donner son approbation, mais il n’est pas impératif qu’il soit le représentant du parti ou du groupe arrivé en tête. Le Parlement dispose d’un droit de veto, pas de celui d’élire directement le patron de la Commission1. Quant à l’initiative citoyenne, qui nécessite l’accord d’un million de citoyens européens d’au moins 7 Etats membres sur les 28 que compte l’Union européenne, elle consiste à inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition législative sur une question nécessitant un acte juridique. Elle n’est donc pas totalement ouverte. L’opinion publique, les médias, s’accordent à dénoncer le déficit de démocratie réelle de l’Europe. Par volonté, maladresse ou faiblesse les responsables politiques ont en effet trop souvent fait l’économie des contraintes démocratiques.

La construction de l’Europe a nécessité et suppose certes du volontarisme. Le propre du politique n’est pas de faire du suivisme mais d’anticiper les besoins, les évolutions. Il n’en demeure pas moins que l’Europe ne peut être solide, viable que si elle ne se fait pas contre ou sans les peuples, ce qui a été trop souvent le cas (sinon contre, du moins sans…). C’est l’une des sources parmi d’autres de la désaffection de certains à son égard.

Volontarisme, lorsqu’il s’est agi de construire les Communautés européennes au lendemain d’une guerre qui avait opposé plusieurs des nations partenaires.

Volontarisme, lorsque le général de Gaulle et le Chancelier Adenauer ont consolidé l’amitié franco-allemande au sein de cette « première » Europe alors que pour nombre de Français les Allemands étaient encore des « Boches » …!

Volontarisme pour intégrer un Royaume-Uni capricieux, doté d’une propension à ne retenir de l’Europe que ce qui le sert.

Volontarisme pour créer une monnaie unique (dans des conditions techniques certes contestables…).

Mais volontarisme trop souvent sans les peuples concernés : accords de Schengen, extension des frontières de l’Europe par l’adhésion de nouveaux membres, traité de Lisbonne approuvé en France par le Parlement malgré le non au référendum constitutionnel de 2005, voire traité de Maastricht pour lequel le référendum a été mal bâti, mal expliqué, trop compliqué pour nombre d’électeurs et dont le résultat est par conséquent sujet à caution …

Faire ainsi avancer l’Europe à marche forcée, c’est sans conteste la faire avancer… mais c’est aussi la fragiliser. C’est la faire avancer au risque de la conduire à l’échec si les peuples n’adhèrent pas ou n’ont pas le temps d’y adhérer, de s’y préparer, de s’approprier les évolutions et le but recherché. La marche peut cependant se faire à un pas différent dans l’hypothèse où plusieurs pays sont déterminés à aller plus avant, ensemble, dans la construction européenne et en ont la faculté. De plus en plus l’idée se fait jour d’une Europe à plusieurs vitesses ou à plusieurs cercles définis en fonction notamment de la volonté et de la capacité d’adhésion des peuples à tel ou tel dispositif ou accord de coopération renforcée.

D’une Europe des débuts aux valeurs et aux ambitions communes, reposant sur des fondations dont il était raisonnable de penser qu’elles étaient solides, on en arrive aujourd’hui à une Europe aux nations hétéroclites à la maturité parfois insuffisante alors qu’elle aurait dû être un préalable. Une Europe susceptible de générer des conflits en son sein ou d’en importer alors qu’elle devrait constituer un périmètre de paix ainsi qu’en était la volonté des pères fondateurs. Une Europe suscitant le rejet ou la désaffection d’une large partie des peuples la composant, y compris parmi les nations historiques, alors qu’elle devrait être un instrument essentiel de leur développement et de leur place dans le monde !

Pour qu’il y ait démocratie encore faut-il aussi que les représentants élus aient un réel pouvoir, que celui-ci ne leur échappe pas au profit d’une technocratie, d’une bureaucratie qui n’a normalement d’autre légitimité que celle d’exécuter les décisions politiques. La construction européenne doit être politique avant d’être technocratique.

L’essentiel du temps des responsables européens ne doit pas en effet être consacré à multiplier les interdits, les normes en tout genre, à se pencher sur le fromage au lait cru, les chasses d’eau ou autres dossiers dont l’urgence n’est pas avérée, mais à garantir les libertés, à s’efforcer d’instaurer une véritable politique étrangère européenne, à mettre en place, avec les nations qui le souhaitent et dans un cadre à définir, une Europe de défense, à développer une véritable politique commerciale qui ne soit pas d’abandon face à la concurrence internationale, a fortiori lorsqu’elle est déséquilibrée ou déloyale, des politiques économique, sociale, fiscale, industrielle, énergétique, de recherche, de santé… le tout en privilégiant les aspects stratégiques, avec une vraie vision des moyen et long termes, et non en s’attachant à des aspects parcellaires et décousus.

La technocratie est souvent sourde et aveugle et tourne sur elle-même sans beaucoup de risque de sanction puisqu’elle n’a pas de légitimité électorale. Il appartient à l’élu politique de la contrôler et de la sanctionner. Mais au niveau européen celui-ci n’a eu jusqu’à présent que peu de pouvoir à cet égard. Les députés, tout du moins certains d’entre eux, s’efforcent de freiner et parviennent parfois à s’opposer aux tendances technocratiques de la Commission mais le cadre institutionnel européen ne leur facilite pas la tâche. La machine a en grande partie échappé à l’élu politique tout comme lui a échappé une partie de la souveraineté nationale au profit de la technocratie européenne !

Il est grand temps que les personnels politiques nationaux et européens se saisissent de leur légitimité démocratique de représentation des peuples pour reprendre le pouvoir sur la technocratie européenne à qui ils ont trop largement laissé la bride sur le cou. Il est grand temps que les institutions européennes fassent l’objet d’un réel contrôle démocratique. Il est grand temps que les responsables politiques se mettent à l’écoute des attentes de leurs peuples à l’égard de l’Europe. Il en va de l’avenir voire de la survie de cette construction essentielle dans son principe sans laquelle chacun des pays qui la composent, y compris la France et l’Allemagne, risque fort de représenter peu de chose au niveau mondial dans les décennies à venir.

André Renault

1Article 17 §7 du Traité de l’Union européenne : « §7. En tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. Si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d’un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure. »

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